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Denis Polge
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Following his studies
in film and philosophy Denis Polge trained at the National
School of Advanced Study in the Art in Paris. For more than
ten of the past years he has been an independent artist who
has had exhibitions in numerous galleries both in France and
in other countries. He is also the author of several published
books - Les eaux dormantes (Le Promeneur/Gallimard,
2007) and Autres rives (Le Promeneur/Gallimard, 2009)
- as well as other limited edition works.
Denis Polge was born in Grasse in 1972.
Après avoir mené des études de cinéma et de philosophie, Denis Polge
a suivi l’enseignement de l’Ecole nationale supérieure des Beaux
Arts de Paris. Il mène depuis plus de dix ans une carrière indépendante
et a exposé dans de nombreuses galeries en France et à l’étranger.
Il a également publié plusieurs livres - Les eaux dormantes,
(Le Promeneur/Gallimard, 2007) et Autres rives (Le Promeneur/Gallimard,
2009)- ainsi que des ouvrages au tirage limité.
Denis Polge est né à Grasse en 1972.
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(photo : Eric Morin) |
La Claire Voyance
François-Xavier Lalanne, 2005
S’il fallait raconter le travail de Denis Polge, je dirais
que, pour sa et notre simple délectation, il dessine avec
une extrême précision des lieux indéfinissables
où la netteté des détails l’emporte
sur l’incertitude des situations.
Comment ne pas penser à une sorte de Tanguy d’aujourd’hui
? Le Tanguy initié par Chirico à l’architecture
de la mélancolie, laquelle mélancolie serait, pour
le plaisir de citer Gérard de Nerval, l’état
naturel de ceux qui voient les choses telles qu’elles sont.
Mais, puisqu’il s’agit de voir la réalité des
choses, vous allez m’objecter que le monde n’est
pas comme D.P. le montre et je vous répondrai aussitôt
: « c’est à voir. » Car ce pauvre monde,
dont nous avons évacué la grâce par crainte
de ne pas être pris au sérieux, n’a-t-il pas
déjà un peu perdu de sa réalité ?
Voilà pourquoi il nous faut rendre hommage à Denis
de s’être installé d’entrée de
jeu, comme l’écrivait Patrick Mauriès, dans
le camp « artistiquement incorrect » d’où l’on
peut encore, en toute clairvoyance, voir les choses comme elles
vont l’être.
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A Fleur de Papier
Patrick Mauriès, 2004
Qu’y a-t-il de moins actuel qu’un miniaturiste, et
de plus incongru – pour ne pas dire artistiquement incorrect – qu’un
jeune miniaturiste ? L’époque est au trait appuyé, à la
surcharge émotionnelle, aux proportions exagérées,
au forçage généralisé, à la
démesure de principes. Nous n’avons plus de place
pour la minutie que du côté de la mignardise ou
du désuet, des porcelaines et des fragiles lames d’ivoire.
Indifférent à l’ordre du jour, et à ses
partages simplistes, Denis Polge a choisi de réévaluer,
par tout un aspect de son travail (un parmi d’autres, c’est
ce qui en fait le prix), cette dimension oubliée, méprisée
: il aime ce qui, en elle, contraint la main, induit un certain
type de regard, pousse pour ainsi dire la contemplation aux extrêmes.
Il aime cette dimension qui est autant celle de Fouquet que de
Jean Hugo, des artistes persans que de Louis-Léopold Boilly
(il est aussi un remarquable portraitiste).
Mais il la plie bien évidemment à son propre usage.
Il l’inscrit dans sa géométrie particulière
(qui s’applique aussi bien aux quelques centimètres
d’une feuille de papier qu’aux larges panneaux d’un
paravent). Son espace est pour ainsi dire suspendu : ni abstrait
ni illusionniste ; comme chez les Persans, des fragments de réalité se
posent à même une roche escarpée ; des nuages
filent sur un plan abstrait ; des murs se croisent comme des
angles de papier ; la perspective bascule comme dans les pavillons « à toits
enlevés » des Japonais.
Citations résolues ou simples échos, évocations
et images du monde flottant se déposent comme un film
translucide à fleur de papier (dont il aime le grain,
la souplesse) ou de soie, légèrement lavée.
Ces réalités se superposent, se juxtaposent, glissent
les unes sur les autres, comme pourraient le faire les éléments
d’un collage ; mais il ne s’agit que de l’apparence
ou du fantôme d’un collage, d’un collage proprement
réinventé. Ces compositions impossibles, ces espaces « incompossibles »,
comme aurait dit Leibniz, retrouveraient toute la liberté de
l’arabesque, et la légèreté du mobile
; elles auraient pour donnée essentielle d’échapper à toute
pesanteur (cette pesanteur à laquelle cède, emblème
contraire, l’oiseau mort, thème récurrent
chez Denis Polge), et d’obéir à leurs seules
lois : celles d’une pondération mystérieuse,
celle de l’imaginaire.
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Xavier Girard
Fragments de paradis
Esprits animaux
Un caïman de grillage et papier journal garde la petite
cour de l’atelier. Ici et là, les animaux se sont
multipliés. Un phénix étire ses ailes en
plumes de bois de cagettes doublées de fourrure synthétique à côté d’un
grand ara de pièces et de morceaux. Partout des hérissons,
des oiseaux, des souris, des crocodiles, des scarabées,
des salamandres, des grenouilles gagnent du terrain. Un bestiaire
de bric et de broc a pris possession des tablettes du peintre.
Bêtes à plumes, à pattes et à piques
de l’enfance sur la grande carte du Sahara des papiers
où la lumière du sud a déposé sa
semence. Dans la douce ménagerie du peintre, le plâtre
et le bronze vont avec le ballet de crin et le bois écorcé.
On dirait une forêt de bestioles sortie de l’arche
comme dans les images de la Bible, un zoo de l’âge
d’or.
On y entre tel Kokosch, le jeune héros d’Heimito
von Doderer dans les fourrés du « royaume de petit
garçon », au « pays d’enfant » où vivent
les tritons d’Un meurtre que tout le monde commet. Est-ce
l’enfance encore ou ce qu’il en reste, ces carcasses
pas plus épaisses qu’une coiffe de capricorne, graines éparses
et autres poudres de perlimpinpin jaune orangé qui affleurent à la
surface du papier ? Ou des jouets mais alors des jouets interdits,
des « faux jouets », dit-il, des jouets seulement
pour les yeux et la songerie du regardeur. Mais ses paysages,
aussi, n'en sont pas, plutôt des étendues sans nom
qu'aucun promeneur n'arpentera. Les enfants de l’artiste
qui chassent les insectes autour de la maison sont-ils pour quelque
chose dans ce sauve-qui-peut de paradis? Ou le peintre dans son
potager aux prises avec les bêtes noires du jardinier,
noires et de blanc vêtues? Dans de petites boites, des
bribes de squelettes, toute une limaille de trésors, les
trouvailles du glaneur attendent leur heure. Mémoire des
cueillettes dans les allées du songe ? Ou de l’insistante
présence de la lande sauvage, des eaux dormantes et autres
rives dans la géographie du peintre ? Quels regards animaux
jettent-ils sur les peintures ? On se prend à imaginer
autour d’eux, entre la troupe des bestioles qui a envahi
l’atelier et les œuvres accrochées au mur un
lien secret qui n’est pas celui qu’on croit.
S’il est au sens classique du terme un sculpteur animalier – allant
jusqu’à fondre dans le bronze comme Barye, Pompon
ou Flanagan taupe et mulot -, quand le plus gros du bestiaire
fait l’éloge de la collecte des matériaux
et du bricolage, il ne peint qu’en de rares occasions des
animaux à plume sauf quand il chasse sur les terres des
Primitifs italiens.
De cet amour, il dit : Vivent les animaux à poils, à panaches
(sauf les autruches)! Tout ce qui a du pelage et de la moire
de plume. Tout ce qui appelle à être touché du
regard, c'est-à-dire non touché. Tout ce qui procure
une jouissance ou sa frustration, sa retenue… du pubis
et de la couleur.
Il ajoute : Oui il y a du plaisir en même temps que de
la frustration... Mais c'est très bien comme ça.
La frustration c'est ce qui permet de renouveler le plaisir.
Et ce qui le préserve d'être consommé; ou
ce qui lui permet d'être consommé à nouveau
sans en être jamais rassasié...
Il déclare aimer : Les oiseaux aux pieds de Saint-François,
les pigeons et les coqs qui sont plus merveilleux que les paons.
Les chèvres de Giotto. Mais j’aime aussi les papiers
de bonbons, les scories des trottoirs (Paris est plein de pétales
entre les coulures de pisse). Et les fleurs de courge*.
Quelle complicité rapproche donc les enfants des têtards
ou le peintre des fleurs de courge ?
Quel secret des origines cherche-t-on à cacher pour mieux
le percer à jour au fond des pots à confiture et
sur la table de la cuisine ? Et pourquoi le temps des tritons
cesse t-il comme il a commencé, sans prévenir avec
la même frénésie d’indifférence
que l’excitation des premiers jours à la campagne
?
Dans l’univers de Denis Polge, les bêtes surgissent
au détour d’une étendue de sable et d’eau
mais aussi et surtout dans les fibres du papier où le
peintre les a débusquées. Les grandes feuilles
tachetées qui accélèrent le passage de la
lumière sur le mur de l’atelier les ont pris au
piège. Drôles de tritons fossiles, plus fragiles
que les êtres vivants, petits alliés qu’un
rien ameute et escamote ou mêle au fouillis du rivage.
Dans ces papiers « indiens » il y a toujours des
animaux mais de façon fragmentaire et dans un certain
désordre... des animaux ou des débris végétaux.
Et tout ça est repassé, écrasé, aplati
sur le papier. Imaginons ces morceaux que je collecte plaqués
dans une photocopieuse. Pourtant je préfère les
peindre. Ainsi je me libère de l'effet de réel,
de l'aspect « trompe l'œil ». J'ai cessé de
peindre mes petites vues car il y avait une innocence dans mes
tableautins d'oiseaux et de chèvres, que je ne saurais
simuler. Les papiers récents ne me font pas oublier le
goût que j'avais des petites peintures de paysage avec
animal. C'est peut-être ce grand détour qui me permettra
de retrouver une naïveté nouvelle. Peut-être
que précisément ma saison enluminure a trouvé à se
renouveler dans les petits objets votifs que j'invente aujourd'hui
et qui résultent de ces papiers.
En réalité, il n’est pas si sûr que
le peintre y échappe tout à fait ni ne cherche à s’affranchir
de toute illusion, le plaisir de ses « papiers indiens » surgissant
plutôt de la rencontre mi inopinée mi concertée
de la réalité d’une tache ou d’un morceau
de papier déchiré et du relief incisif d’un
objet dont « l’effet » aura été scrupuleusement
restitué. L’innocence de l’artiste fait ici
cause commune avec la « métis » de l’homme à tout
faire. Elle a maille à partir avec les anciens savoirs
et le petit technique de la peinture. Les passages entre le fragment
reporté sur la feuille de papier et le montage d’objets
hétéroclites qu’il épingle au mur
de l’atelier (de même que les masques qu’il
façonne entre deux campagnes de papiers) et dénomme « attrape
cauchemar » comme si ces assemblages miniatures étaient
des machines de capture, des pièges à frayeurs,
pour se soustraire à leur pouvoir, sont incessants.
Il dit : mes petits objets (attrapes-cauchemars ou bestioles)
sont un peu des morceaux de mes papiers qui auraient pris du
volume.
Comme cela ne vous échappera pas, l’inverse aussi
se vérifie : bien des œuvres sur papier suggèrent, à travers
la « mise à plat » des animaux que l’arche,
tel le navire Argos, a changé de forme et s’est
glissée dans le monde de l’infiniment mince imaginé par
le peintre à l'instar du cristal de carbone, le graphène
dans lequel les physiciens affirment que les photons se déplacent
sans perdre leur masse mais comme s'ils l'avaient perdue.
Paysage de fantaisie
Leur forme varie selon le climat propre à chaque espèce
de carte-paysage. Ici, ils ont revêtu le costume d’un
coquillage ou d’une coque, glanés entre deux dunes.
Là, ce sont de petits insectes débarrassés
de leur carapace dont ne subsiste qu’un bref monceau translucide.
Là encore, une légion de spores qui essaime dans
la clarté de l’air ; vol d’étourneaux
amalgamé dans les fibres de la soie. Ou, vu de très
haut, un cratère aux arêtes dénudées
sous la flamme empanaché d’un peu de jaune cadmium.
Ailleurs, la piétaille des taches tend son réseau
d’ocelles sur l’or pâle du papier. Ailleurs
encore on songe à un hématome comme Bonnard en
peignait dans ses autoportraits en boxeur vers la fin de ses
jours. Soudain un éclaireur se détache de l’étendue,
fusée noire, concrétion de rose, infanterie de
points de safran à parements bleus, hérissés
d'étoiles blanches. Dahlias, ancolies ou glaïeuls
aux pétales humides ne sont pas en reste quand bien même
seraient-ils inventés tout comme le paysage où le
peintre les a déposés. Esprits animaux et jaillissement
floral échangent leurs principes. En règle générale
les objets que relie Polge touchent à peine le sol et
glissent les uns à côté des autres en formations
ouvertes que l’aléa ou des affinités silencieuses
auront rapprochés. Lorsqu’ils s’agglutinent
c’est qu’ils appartiennent à des ordres contradictoires.
Leur forme est presque toujours fragmentaire. La déchirure
et le froissement de règle. Leur couleur est si contrastée,
leur texture si antithétique, – pollen de cendres
contre vanneau brillant, pétale mauve contre cailloux
blancs et noirs, plis contre spires, calcite tigrée et
contournée contre cumulo-nimbus -, que leur bref appariement
ressemble à un accident, la perspective aérienne
les ayant fait se rencontrer sur l’écliptique de
la page. Rien ici ne prend racine ou ne s’englue dans l’épaisseur
opaque. Des graines montent au-dessus de nous, des nuées
survolent les magnésies du méandre, une colline
invisible sépare l’estuaire limoneux du pic fossile
qui hérisse la chaine montagneuse qu’on aperçoit
en contrebas. Chemin faisant, le sol a tout envahi, des haillons
de ciel éparpillés à la surface des feuilles
filent à ras de terre.
Le ciel, dit-il : Il y en a dans mes Eaux dormantes. Mais plus
récemment, on le voit très peu. En donnant la priorité à une
composition libre, le ciel - ou les masses claires- se sont détachées
du haut de la page. J'ai fait récemment des cieux blancs
qui sont comme des trous au milieu de la feuille. Comme un ciel
dans une flaque.
J'aime l'aplati, la surface, l'absence de matière... Quand
je me promène aussi, j'aime regarder par terre. Que ce
soit à Paris, les taches de chewing-gum, les pétales,
les découpes des trottoirs, les coulures... Dans la campagne,
les graviers, les sables, les morceaux de bois, la façon
dont l'herbe gagne sur les chemins...
A quelle géographie favorite, quel paysage rêvé empruntent
ces contrées dénudées ? Quels parcours du
souvenir ? Polge en dresse la liste que voici : pays phénix
et salamandre où règne le rocher, le pin silvestre,
le cyprès et les ruisseaux qui débordent sur le
sable, quand ce n’est pas la ville et son port de mer :
Les Crete sennesi autour du Monte Oliveto (au sud de Sienne)
La falaise de Vaucluse
Les rochers et les pins dans les collines entre le Rove et Niolon
Les plages du Pas-de-calais
Les lits de rivière
Aussi les paysages urbains : les marchés en Sicile ou à Naples,
les ports n'importe où...
Mais la couleur des papiers indiens met aussi en évidence
la présence ressaisie du midi de la France, cet hier radieux
que la mémoire énumère :
L'image du midi, ce sont des souvenirs d'enfance. Lagnes. De
grands repas de famille. Des lapins rôtis, des gnocchis
maison, des îles flottantes, des melons à foison.
Des villages pauvres avec une vieille pompe à essence
au milieu. Des affiches de cirque partout. Des promenades dans
des montagnes sèches et sauvages. Une Sicile disparue…
La lumière et la joie c'est surtout le potager et les
antidépresseurs. J'aime les endroits usés. Etant
né sur la Côte d'Azur, la nostalgie me fait aimer
la corniche de Marseille, au-dessus de la plage du Prophète,
où des agaves fleurissent entre les villas…
Est-ce le midi? Je trouve que mes papiers font montre d’une
certaine jubilation et cela m'étonne. D'où vient
cette couleur? Mon potager encore... pourtant fort banal. C'est
le même plaisir qu'un enfant avec son mécano.
Sans doute un paysage subliminal de mon enfance autour de la
Méditerranée ; en Italie, au pied des monts de
Vaucluse. Les collines rocailleuses vers Marignane où mon
grand-père venait me chercher, l'autoroute du retour à Lagnes...
Mais j'aime aussi l'idée que je représente des
paysages que je n'ai pas vu. Je n'ai jamais mis un pied en Afrique
; pourtant des personnes me disent que certains dessins pourraient
venir de là. Le côté désertique sans
doute. D'autres que mes eaux dormantes sont scandinaves... Je
n'y suis jamais allé non plus.
Difficile de mettre en parallèle le bout de papier épinglé dans
les fonds, la tache aux contours déchirés et la
conque qui repose sur le sol et pourtant ils vont ensemble, portés
par la même légèreté. Jamais la main
du peintre ne semble appuyer, jamais elle n’enfonce le
clou mais se tient à la surface, sur le versant le plus
lumineux et le plus scintillant du paysage comme par les jours
de mistral, quand tout s’envole et que l’air se peuple
d’écailles multicolores. Dans la peau du papier,
des banderilles emplumées ont à peine mordu. Elles
tiennent par une pointe d’aiguille. Le peintre n’a
pas fait usage de ciseaux. Il a soigneusement évité les
lignes dures, les angles vifs, les coupes réglées,
les lignes d’alignement et de stockage. Son dessin n’est
jamais un cerne mais une césure imperceptible, un tremblement
léger dans la couleur d’un plan aux froissures visibles.
Les lignes du crayon que l’on aperçoit de loin en
loin ne servent pas à délimiter, il en est fait
un usage fulminant, simple amorce du mouvement, mise à feu
de la mèche qu’accompagneront plus ou moins les
tourbillons des papiers-couleurs. Cette flamme éparpillée
la voici servir d'empreinte négative, après avoir été comme
soufflée son éphémère apparition
sert de motif à l'artiste qui peint en quelque sorte son
absence, la légèreté de son enlèvement.
Au cours d'un processus qu'il explique ici : Mes dessins récents
se font au départ avec des bouts de papier, de plastique...
Je découpe aussi dans des revues de la presse féminine
ou dans de la publicité. J'ai l'impression de trouver
de belles couleurs dans des images horribles ; et cela me réjouit.
Des bouts arrachés qui gagnent ainsi le précieux
d'un pétale. Et j'assemble comme pour faire un collage.
Puis j'enlève - je décolle -, et je reproduis.
L'utilisation de cette technique me permet d'avancer à tâtons,
de faire ma composition au fur et à mesure, sans faire
de plan.
Le qualificatif de paysage d'ailleurs ne convient pas trop à mes
derniers papiers : c'est une commodité. C'est surtout
la notion d'espace composé qui fait utiliser ce terme.
Non ces œuvres sont plutôt des guirlandes, des danses,
tout un bazar qui tournoie...
Pure propension, appel de splendeur, exaltation poétique à rebours
du traditionnel découpage chargé de fixer la pensée,
le climat de Polge échappe cependant au brouillard. Ce
qu’il aime, c’est la juxtaposition d’un objet
solide et d’un petit nuage, d’un relief affûté,
brillant comme un aiguillon et d’un papier-plume. Le flou
n’est de la partie qu’au point de rencontre de la
netteté. Il ne semble pas qu’il fasse appel à la
technique de l’empreinte. Il y a les lignes, il y a les
taches, il y a les collages et toute la couleur bue mais peu
d’empreintes. Pour faire partie du jardin du peintre les
strates accumulées ne doivent pas excéder l’épaisseur
d’une fine pellicule de cellophane. D’où ce
nouveau leitmotiv de l’œuvre : le solstice du jaune « indien »,
- la couleur que l'œil humain favorise entre toutes -, celui
des fleurs bien sûr mais aussi de l’or auquel on
pense aussitôt. L’or : couleur et matière
réunies en une même substance souterraine dont on
peut extraire des pétales. L’or ambiant des derniers
papiers n’est pas seulement la transcription de la lumière
du « midi imperturbable » de Mallarmé mais
un vœu d’animation dispersive, le rêve d’une
couleur brillante qui posséderait l’éclat
du quartz et la vigueur de l’air.
Et les tritons ? Il y a belle lurette qu’ils ont été rendus à la
rivière. Des miettes de leur festin ont été abandonnées
sur la rive. Le relevé cadastral de leur vie minuscule
peut commencer. Pour faciliter l’ouvrage de l’arpenteur
les anciens habitants de l’endroit ont laissé des
traces disproportionnées, une crête noire jalonnée
de cratères fait équipe avec une hydre, une savane
effrangée avec des fragments de décor aquifère.
Le petit et le grand se côtoient sans trouble. Au regardeur
de les déchiffrer. A lui de donner la mesure du paysage
et d’inventer les équivalences de son choix. Les
personnages de la pièce peuvent faire leur entrée,
bannière étoilée, femmes sous le voile,
taches de sang séché, bu par le sable des combats.
Et si l’une des fonctions de l’artiste contemporain était
d’absorber les éclats de l’époque,
d’intégrer les détails de ce reste, cet archipel
de fragments à la substance de son œuvre pour que
nous y regardions à deux fois ?
Il agirait dès lors, non pas de faire face à l’évènement,
dans l’attitude un rien théâtrale du peintre
d’histoire, avec le dessein de peindre l’horreur
(voilà plus d’un siècle que la cause est
entendue, photographie et cinéma en ont fait leur besogne)
mais de réunir les bribes en peinture d’une catastrophe
qui a déjà eu lieu ou dont l’irruption est
annoncée et d’inventorier son éclatement,
sa dissémination continue.
Des haillons de paysage. Ou ports en loque. Joyeux lambeaux des
bidonvilles...
Rien d’abrupt mais rien d’évanescent non plus
pour attendre. Vieille métaphore : le buvard est ici,
tout comme le papier, un instrument d’engouffrement et
de rejet. La disparition est l’autre face de ce qui vient.
Dans le désert des papiers de l’atelier, le miracle
progressif de la peinture est à l’œuvre. Il
commande de ne rien séparer : les petits lacs d’encre
et les fragments d’images, la caillasse et les nuées,
les papiers épinglés et les taches de rousseur,
les tracés continus et l’archipel des tavelures.
Les vides ne sont pas aussi déserts qu’il y paraît à première
vue et les pleins pas aussi denses. Dans l’univers de Polge,
les plumes battent la même mesure que les cailloux. Les
plages font alliance avec les bords du gouffre. Les montagnes,
ce n’est rien de le dire, deviennent fumée éparse
et des papillons de nuit coquilles vernissées. S’il
fait litière des choses disjointes ou dépareillées,
le peintre ne limite pas son ouvrage à collecter et à épingler
le disparate du monde, il fait en sorte que les contraires s’équilibrent
pour former une étendue terrestre (toutes ces feuilles
sont autant de terres que le peintre met en culture) dans laquelle
les éléments échangent leurs propriétés
suivant une alchimie inédite pour inventer avec la bigarrure
du monde un paradoxe harmonique.
Dans un monde sans harmonie, sans style - où Louis XIV
côtoie les pavillons de banlieue et les panneaux de signalisation
- une esthétique peut se construire sans chercher à unifier
mais en se nourrissant des scories de ces mondes inconciliables.
La plage qui met tout le monde d'accord, où le sigle d'une
marque n'est plus que couleur, où la carcasse d'un bateau
n'est plus qu'un volume, la merde d'un chien, une trace... En
ramassant tout ce qui fait peinture, ici une plume, là un
papier ou encore un bout de plastique ayant perdu son usage.
Une sorte de figuration minimale où s'associent dans le
désordre des taches, des formes inutiles et des couleurs
en faisant des guirlandes joyeuses.
Au cours de sa métamorphose, le paysage ne distingue plus
ce qui pénètre dans le papier et ce qui se tient
en suspens au-dessus (parfois, dirait-on très au-dessus)
ou se faufile à travers son en-dessous de sable et d’eau.
Le regardeur est à la fois en terrain de connaissance,
la tête à l’aplomb du sol et devant la feuille
accrochée au mur, tenté par endroits de « décrocher » comme
si ses deux positions – à plat, le temps de la réalisation
et placée à la verticale pour être exposée
-, coexistaient à l’intérieur même
de ses vallées et de ses reliefs épars. D’un îlot à l’autre,
l’œil ne franchit pas seulement une étendue
plane, il traverse l’espace contradictoire d’un paysage
dressé à la verticale et composé d’objets
vus de haut qui tantôt miment la paroi tantôt rappellent
le sol.
Donc, oui, vu de haut puisque tout est aplati. Cela a aussi à voir
avec le dispositif de mon travail sur papier. Je peins « à plat » sur
une grande table. Je pose la couleur que j’écrase
souvent avec un papier non absorbant. Puis je grimpe sur l'escabeau.
D'où je retrouve un point de vue qui me permet de ressaisir
l'ensemble.
Grimper sur l’escabeau, c’est ce que les peintres
aimés de Polge n’ont cessé de faire, des
peintres dont il dresse ici la liste dans un musée personnel
d’une grande cohérence, tous liés les uns
aux autres par une même sensibilité à l’irradiation
et au suspens :
Les enluminures des Très riches heures...
Lorenzetti et ses fresques siennoises
Les chambres décorées du Palais des papes
Piero della Francesca et le paysage de la Nativité.
Les miniatures mogholes, persannes
Franz Post et ses vues d'Amérique du sud au Louvre
Certains paravents japonais
Au XIXe siècle, Corot, Granet, plutôt les encres,
les papiers de Pierre-Henri de Valenciennes
Whistler, ses aquarelles de plages, ses nocturnes à l'huile
Van Gogh et ses grands dessins à l'encre
Les peintures métaphysiques de Carlo Carra
Les gouaches de Jean Hugo dans les années trente
Sima et ses vues lumineuses
Zoran Music et ses paysages d'Ombrie - ses petits ânes
dans des barques (plutôt que les dessins de camps de concentration)
Les dessins de Gilles AillaudTêtes
Que veulent dire ces têtes de théâtre japonais
au bout de leur piquet qui font bon ménage avec les animaux
? Quelle comédie s’apprêtent-ils à jouer
? Marionnettes de quel guignol ? Sont-ils des revenants ? Les
héros d’une scénographie privée ?
Diables sortis de la boite à malices de Polge qui s’interdit
de peindre des personnages dans des paysages mais ne dédaigne
pas de les façonner. Quand il « fait une tête »,
comme le disait Giacometti, c’est plutôt du bout
des doigts, sur une pique avec trois fois rien. Quand il « fait
le portraitiste », c’est sur une toute petite plaque
de cuivre comme au temps des Valois pour donner à l’en
face du visage sa densité maximale.
Pour les portraits, dit-il, j'ai beaucoup aimé quand j'ai
commencé de peindre les têtes du Fayoum, mais aussi
les portraits français. Clouet, Fouquet et le merveilleux
Corneille de Lyon. Les hollandais aussi... Le petit tableau est
un objet. J'aime ce rapport un peu moyenâgeux... le précieux
des petites choses. Le médaillon, en effet, à la
Pisanello. Cela m'a pris beaucoup de temps pour m'agrandir sans
que cela soit forcé, sans que cela me semble une violence
ou une facilité spectaculaire.
Prisonniers du petit pan de peinture, enclos dans l’identité de
la tête, les portraiturés souffrent d’avoir été ainsi
naturalisés. Comme les petites têtes en plâtre
du bestiaire, leur effigie grimace imperceptiblement sous le
masque durci. Ce sont des portraits-coquillages pris dans le
miroir d’une main, des vanités à contrefiche
de métal, de vraies têtes de linotte, des coquilles
de noix, le regard fixé sur vous comme un reproche. Toujours
une manière de mauvais tour exécuté à la
barbe du sujet, contrairement aux animaux.
Transparaître
Sculpture animalière, portrait, paysage, dessins de nu,
Polge traverse les genres consacrés avec l’air de
ne pas y toucher. Ses paysages n’en sont pas, ses sculptures
se donnent des allures de jeu et ses portraits évoquent
les têtes réduites et les pierres dures des cabinets
de curiosité. Le bonheur, on le sent se révèle
surtout ici dans l’éclat transparent de la feuille
de papier, dans la fluidité de la tache qui s’évase
en s’animant au revers de la page et dans la couleur mouvante,
plus proche d'un éclat que d'une couche sur le nuancier
des teintes.
Pour moi, dit-il, les nuances sont tout dans la couleur. « Vert » ne
veut rien dire, « ce vert » convient mieux. Un jaune
est aussi différent d'un autre jaune que ce jaune l'est
du bleu, du rouge. Chaque nuance est unique. La couleur c'est
l'art de la précision.
On dira ainsi de Polge qu'il est du côté des façons
de faire davantage que de l’image ; du côté des
gestes techniques presque imperceptibles plutôt que de
la manière forte revendiquée par beaucoup, du côté du
processus que de l'œuvre achevée. Son art de peindre
réside moins dans la couleur fixe et superficielle, moins
dans la couleur arrêtée que dans la coloration fluviatile
du papier, moins dans le toucher du pinceau que dans l’afflux
irrésistible d’une substance liquide livrée à elle-même
et dans son imprégnation. Bref, il est tout dans la présence
discrète d’un en dessous qui remonte à la
surface, plus limpide à mesure qu’il transparaît
et sollicite de nous une attention aux imperceptibles nuances
de l'eau qui court.
Mais cette sorte de mécano de lumières ne va pas
sans son envers. Les « dessins » (comme il les appelle)
n’ignorent rien des « cauchemars » du peintre.
Que les bribes de leur sauvegarde viennent à manquer et
tout est balayé. Qu'elles envahissent l'espace et l'anxiété de
revenir avec l'hémorragie. L’opacité, la
distance froide, l’immobilité de tout et la lumière
de plomb de l’emporter. Pour y remédier, et se défendre
du vertige de la platitude comme de l'étouffement, Polge
oppose aux dangers de l’espace en fuite la beauté subreptice
de ses fragments de paradis. Ses armes sont fragiles, puisque
ce sont celles de l’allègement et de la transparence,
les armes d’un presque rien, d’un peu de clarté scintillante
qui s'équilibre avec la matité de la fibre et de
quelques papiers de couleurs d’une volatilité douce
et déchirante aussi.
*Ecrits de Denis Polge, Lagnes, octobre 2010, correspondance
avec l’auteur.
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The Strand
Richard Stamelman, 2007
String spiraling around a pole; string tied to the claws of dead
birds; string strung across a beach, laced through eyelets, bound
to a rock, linked to a wheel or a metal hook, supporting a curtain,
fringing the end of a rug, forming arabesques, curves, knots,
bulges, loops, circles, tendrils, curlicues; string unraveling,
tying, crisscrossing, overlapping. Such is the drama of cord,
laces, thread, filaments, lines, rope in the meticulously precise,
yet poignantly mysterious, paintings and drawings of Denis Polge.
It is a drama of assemblage, of collecting, of liage: a tying
together, within the space of an imaginative work of art, of
disparate objects, brought together not so much as things but
as forms in order to create a serene and yet enigmatic figuration
of a universe at once at rest and in flux. The place where, according
to Denis Polge’s delicately miniaturist imagination, these
interlaced strands of wispy lines, hairs, roots, weeds, branches,
shells come into existence, where they crisscross and loop to
form nets, knots, circles, and lattices, is a strand of yet another
kind.
For this chance encounter, this fortuitous drawing together,
of objects on a blank surface, is this not what nature performs,
when the tide turns and the sea retreats leaving, in the water’s
ebbing wake, puddles and sand and whatever the now-exposed ocean
floor reveals: wood, rocks, shells, feathers, pebbles, hooks,
nets, seaweed, moss, and grass: a bric-à-brac of sea debris,
as Denis Polge’s elegant series of marée basse drawings
reveal? At low-tide the receding water imprints onto the exposed
seabed signs of its withdrawal and absence: wave-like furrows
pressed into the sand; thin strings of algae and weed placed
helter-skelter on the ocean floor; uneven pools of dark water
(colored black, blue, brown, purple in Denis Polge’s works);
large islands of sandy emptiness (in neutral tones of light grey,
brown, or white); and heteroclite objects of natural and human
life (rocks and bottles)—all of which are isolated on a
surface neither an ocean nor a land: but an in-between space
we call a strand and the French l’estran. Here a “still-life” arrangement
of lost objects formed by the disappearing tide is captured in
a frozen moment of time: the suspended instant between the sea’s
once vast presence and its limitless, soon-to-be reversed, absence.
Not only are Denis Polge’s still-life landscapes of the
strand, of the “marée basse,” representations
of an ebbing sea (and, by extension, an evocation of the sea-changes
inherent to human life), they internalize and absorb—within
the very material of the representation—the physical trace
of this ebbing disappearance. The pattern of creases and wrinkles
Denis Polge has purposefully pressed into the surface of his
paper—his love for the feel, the texture, the graininess,
even the fragility of paper is evident—testifies to the
presence of a liquid (the gesso initially applied to the paper)
that, in drying, has left a trace. Furrowed, crimped, slightly
embossed (like a strand imprinted with the shadowy depressions
of departing waves) the paper has a taut, stressed, lived appearance;
its smoothness is shriveled, its edges uneven, its surface worn.
Here is a work of art literally touched by the evanescence and
ebbing of time, marked by the unceasing va-et-vient of the eddying
rhythms of life, and yet open to the discovery of continuously
renewed arrangements of objects and forms, of evanescent configurations
of sand, sea, and debris—all those potentially infinite,
limitless, and enigmatic still-life images waiting on the ocean
floor or on a sheet of paper to be brought to the surface and
into the light of day through the delicate hand, the incisive
eye, and the magical imagination of Denis Polge.
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